Quatorze ans après son premier recueil paru en français, en voici un deuxième. Plutôt que de regretter sa rareté, il est peut-être préférable de considérer que c'est le prix de la qualité des nouvelles de Ted CHIANG.
Le marchand et la porte de l'alchimiste (The Merchant and the Alchemist's Gate, 2007)
Le recueil s'ouvre sur un conte ayant pour thème le voyage temporel, et ce dans un cadre digne des Mille et une nuits. Sa morale est aussi simple que forte pour l'humanité : le passé est immuable, seuls la repentance, l'expiation et le pardon permettent de composer avec lui.
Expiration (Exhalation, 2008)
Témoignage d'une autodissection visant à montrer que l'existence est une question de (dés)équilibre thermodynamique. Plus Hard SF, cette nouvelle est une brillante allégorie sur le miracle de l'existence de toute forme de vie. Sous ces abords austères, elle est aussi d'une terrifiante actualité. Une merveille !
Ce qu'on attend de nous (What's Expected of Us, 2005)
Intermède de quelques pages sur l'illusion du libre arbitre, l'implacable déterminisme et la croyance comme seul remède. L'idée est brillante, le traitement impeccable, mais la brièveté du texte le place au-dessous de ce qui précède.
Le cycle de vie des objets logiciels (The Lifecycle of Software Objects, 2010)
Longue nouvelle sur les intelligences artificielles, leurs capacités d'apprentissage et leur statut dans une société qui ne donne des droits qu'aux êtres vivants. L'autonomie acquise permet-elle aux IA d'être considérées comme vivantes ? Peuvent elles s'affranchir des start-ups qui les ont créées, notamment quand celles-ci n'existent plus ? Le questionnement est complet et mis en scène de manière pertinente. C'est tout simplement excellent.
La nurse automatique brevetée de Dacey (Dacey's Patent Automatic Nanny, 2011)
Dans une Angleterre victorienne un mathématicien invente une nurse mécanique pour pallier aux insuffisances de ses équivalentes humaines. Le succès est bref puisqu'un bébé décède dans la machine. Le fils de l'inventeur passera alors sa vie à tenter de réhabiliter son père. Voilà a priori une nouvelle plus légère que ce qui précède. On y retrouve néanmoins l'intérêt de l'auteur pour la problématique de l'éducation et la nécessité du temps long dans ce domaine.
La vérité du fait, la vérité de l'émotion (The Truth of Fact, the Truth of Feeling, 2013)
Les souvenirs personnels peuvent-ils être externalisés ? Cette question, éminemment d'actualité à une époque où les humains sont de plus en plus filmés dans tous leurs actes, est mise en parallèle avec une tentative d'enseignement de l'écriture à une tribu africaine qui jusque-là ne se fiait qu'à l'oralité pour perpétuer la tradition. Dans les deux cas elle permet de montrer que la vérité est duale, factuelle et émotionnelle. Une fois de plus le thème abordé est pointu mais traité de manière très claire. Relativement à ce qui précède on peut peut-être seulement regretter une certaine artificialité dans la structure du double récit. Le récit du père sur sa relation avec sa famille aurait certainement suffit.
Le Grand Silence (The Great Silence, 2015)
Second intermède de quelques pages dans ce recueil, cette nouvelle donne la parole à une espèce en voie de disparition, l'une des rares à être capable de communiquer avec l'homme : les perroquets. En quelques mots très touchants les perroquets disent toute leur admiration pour l'humanité mais regrettent qu'elle soit à la fois capable de rechercher l'invisible (les extraterrestres) et de ne pas voir ce que ses activités détruisent (les perroquets et bien d'autres espèces). Excellent !
Omphalos (Omphalos, 2019)
Uchronie dans laquelle les théories créationnistes ont tant essaimé qu'elles sont devenues religion d'État et influencent jusqu'à la pensée scientifique. Alors quand l'astronomie met à mal l'argumentaire de ces théories l'effroi s'empare de bien des esprits, à commencer par celui de l'archéologue Dorothea Morrell. Sur une idée assez simple, Ted CHIANG déconstruit à merveille le créationnisme tout en rendant particulièrement touchante son personnage principal. C'est superbe.
L'angoisse est le vertige de la liberté (Anxiety Is the Dizziness of Freedom, 2019)
Ultime nouvelle du recueil, dernier vertige provoqué par la dimension du propos. Ici les progrès de la physique quantique ont permis d'inventer le prisme, une espèce d'ordinateur permettant de repérer et de suivre ses mois alternatifs dans d'autres dimensions. En d'autres termes chacun est désormais en mesure de savoir ce qui aurait pu être si nos choix avaient été autres. Mais bien sûr, l'humanité étant ce qu'elle est, cette possibilité ne va pas sans générer de terribles angoisses, tant en termes d'identité que de libre arbitre. C'est un texte exceptionnel, aussi humaniste que moderne.
Et le recueil de s'achever sur quelques notes de l'auteur sur ses nouvelles, nous en expliquant la genèse.
Trois de ces nouvelles ont d'ores et déjà été primées, voire multiprimées, aux Etats-Unis (Le marchand et la porte de l'alchimiste, Expiration, Le cycle de vie des objets logiciels). Trois autres se sont contentées d'être nominées (La vérité du fait, la vérité de l'émotion, Omphalos, L'angoisse est le vertige de la liberté). Le recueil lui-même a obtenu le Locus 2020. Si besoin cela peut pour certains confirmer le talent de Ted CHIANG. Mais cela ne remplacera en aucune façon la lecture de ce recueil qui est un véritable régal, peut-être même supérieur au premier qui était déjà d'une qualité assez exceptionnelle.
Notons toutefois que certaines de ces nouvelles avaient déjà été publiées dans des magazines spécialisés français (Fiction, Bifrost).