C'est donc après sa mort, en 2001, que la France semble vouloir s'intéresser définitivement à l'oeuvre de Poul ANDERSON. Il faut dire que celle-ci est colossale et qu'elle a en grande partie été boudée par l'édition française, à cause de prises de position politiques jugées réactionnaires, et en dépit de multiples prix prestigieux qui l'ont récompensé (notamment 7 prix Hugo, 4 prix Nebula et 1 prix Locus).
Calmann-Lévy a ainsi récemment entamé la publication de la tétralogie du Roi d'Ys (Roma Mater, 2006 et Les neuf sorcières, 2007). L'Atalante a pour sa part réédité les aventures de Dominic Flandry (Agent de l'Empire Terrien, 2005) avant de les compléter par deux romans totalement inédits en France (Flandry défenseur de l'Empire Terrien, 2006). Le Bélial' adopte la même démarche avec le cycle de La Patrouille du temps, sur lequel nous nous arrêtons ici.
En France, La Patrouille du temps est probablement l'une des oeuvres les plus connues de Poul ANDERSON. Il est vrai que les quatre premières nouvelles qui composent le cycle ont été publiées dans la revue Fiction très rapidement après leur publication aux Etats-Unis, ce qui n'a pas été le cas des sept textes suivants, six restant totalement inédits jusqu'à l'initiative des éditions du Bélial'.
Le cycle de La Patrouille du temps regroupe dix nouvelles plus ou moins longues, ainsi qu'un roman, dont la toile de fond est un univers dans lequel le voyage dans le temps est découvert en 19352 par les Danelliens, les lointains descendants des Hommes. Pour eux l'Histoire de l'Humanité suit une trame bien précise qu'il faut s'efforcer de suivre à tout prix. Pour cela les Danelliens sont remontés à travers les âges pour constituer des équipes de gardiens dont la mission est de surveiller leurs siècles respectifs. C'est dans ce cadre que Manse Everard est recruté en 1954 à New York pour surveiller les XIXème et XXème siècles. Mais son caractère va très vite l'affranchir de cette attache et il pourra intervenir dans toutes les époques et en tous lieux.
L'intégralité du cycle doit être progressivement publiée par les éditions du Bélial'. A ce jour, trois tomes sont d'ores et déjà disponibles. Le premier regroupe les cinq nouvelles qui avaient été préalablement publiées ; il est complété de la bibliographie de l'auteur, constituée par Jean-Daniel Brèque.
- La Patrouille du temps (Time Patrol, 1955)
Cette nouvelle sert de prologue à l'ensemble du cycle. La Patrouille du temps et Manse Everard y sont présentés, ainsi que le statut du deuxième dans la première. Manse Everard y accomplit aussi sa première mission : neutraliser la cause d'une anomalie temporelle détectée au XIXème siècle et qui le fait remonter jusqu'au Vème siècle.
- Le Grand roi (Brave to be a king, 1959)
Manse Everard part à la recherche d'un ami dans la Perse du VIème siècle avant Jésus-Christ. Là il découvre que son ami est le roi des perses depuis qu'il est manipulé par le chiliarque Harpage pour tenir ce rôle. Mais Manse Everard ne peut sortir son ami de cette situation sans mettre en danger l'Histoire de l'Humanité.
- Les Chutes de Gibraltar (Gibraltar falls, 1975)
Nouvelle courte et intimiste, où Manse Everard n'est guère que témoin, elle met en scène une manipulation de l'Histoire plus de cinq millions d'années avant notre ère. C'est l'amour qui en est la cause.
- Échec aux Mongols (The only game in town, 1960)
Manse Everard doit cette fois-ci empêcher la Mongolie et la Chine de découvrir et de conquérir l'Amérique 200 ans avant Christophe Colomb.
- L'Autre univers (Delenda Est, 1955)
De retour dans son époque d'origine, Manse Everard découvre avec stupeur que son monde est totalement différent de ce qu'il devrait être. Son enquête lui fait prendre conscience que le point divergent à partir duquel l'Histoire s'est modifiée remonte à la deuxième guerre punique qui opposa Rome à Carthage. Dans le monde uchronique qu'il découvre, Rome a perdu cette guerre.
Le deuxième tome publié regroupe pour sa part deux courts romans (des novellas selon la classification du prix Hugo) et une nouvelle totalement inédits en France.
- D'Ivoire, de singes et de paon (Ivory, and Apes, and Peacocks, 1983)
En 950 avant Jésus-Christ, Manse Everard est amené à sauver la ville de Tyr de la destruction. La cité phénicienne est en effet amenée à jouer important 600 ans plus tard en résistant pendant 7 mois aux assauts d'Alexandre Le Grand. De fait, sa destruction prématurée risque bien de changer la face du monde.
- Le Chagrin d'Odin le Goth (The Sorrow of Odin the Goth, 1983)
Texte intimiste dans lequel Manse Everard est peu présent, Le Chagrin d'Odin le Goth est consacré à Carl Farness, un agent attaché aux cultures germaniques du début de notre ère. Il est chargé d'analyser la correspondance entre les faits historiques et les contes et légendes populaires qui en sont issus. Ce faisant il devient le proche d'une famille de goths et traverse les siècles avec eux, devenant ainsi la personnification d'Odin, le dieu des guerriers dans la mythologie nordique.
- La Mort et le Chevalier (Death and the Knight, 1995)
Manse Everard doit sauver un patrouilleur détenu par les Templiers, et ce à la veille de leur arrestation massive sur ordre de Philippe le Bel, le 13 octobre 1307.
Le troisième tome comporte deux courts romans.
- Stella Maris (Star of the Sea, 1991)
Ce récit se déroule dans le Nord de l'Empire romain au premier siècle après Jésus Christ. L'Empire romain est alors entré dans une ère de décadence, ses héritiers se déchirant et devant faire face aux multiples hordes barbares de la région. Parallèlement la chrétienté émergente, soutenue par Rome, est concurrencée par un culte païen dont la sibylle Veleda est à l'origine. L'équilibre de l'Histoire étant alors fragile, Manse Everard accompagné pour l'occasion de Janne Floris surveille de près le déroulement des évènements.
- L'Année de la rançon (The Year of the Ransom, 1988)
L'intrigue de cette nouvelle se déroule dans le Pérou du XVIème siècle. Le conquistador espagnol Francisco Pizarro tente alors de soumettre les incas ; il a notamment fait prisonnier l'empereur Atahualpa qui doit payer une rançon pour sa libération. C'est au moment de la collecte de cette rançon que des pirates du temps tentent de s'en emparer ; ils se sont en plus montrés à un conquistador de Pizarro, ce qui risque de bouleverser le cours de l'Histoire. Manse Everard doit alors redresser la situation.
Tous ces textes sont plutôt dépouillés dans leur intrigue et utilisent sensiblement le même schéma narratif. Après avoir posé les bases de son histoire dans la toute première nouvelle, Poul ANDERSON ne s'encombre pas de détails techniques pour justifier le voyage dans le temps. Ce dernier existe, et les distorsions de l'Histoire officielle sont possibles ; dès lors La Patrouille du temps a toute légitimité pour exister et vivre des aventures extraordinaires.
Bien sûr, aujourd'hui, un tel postulat de départ peut paraître simpliste, voire naïf. Mais le propos de l'auteur se situe en amont de la simple prouesse technologique. Il s'intéresse en effet à l'Histoire, au pourquoi et au comment de l'évolution de l'Humanité, aux conséquences de la non survenance de tel ou tel évènement historique. En d'autres termes on peut parler d'une analyse de diverses hypothèses uchroniques, l'objectif étant de toute façon d'éviter leur réalisation.
La Patrouille du temps permet donc à Poul ANDERSON de mettre en avant son goût pour l'Histoire et ses immenses connaissances en ce domaine. D'ailleurs si les amateurs de Hard Science pourraient être déçus par ces récits, les amateurs d'Histoire pourraient eux être ravis, et même avoir besoin d'une encyclopédie pour bien situer les lieux et personnages évoqués par l'auteur.
Mais que le lecteur lambda se rassure, le recours à de la documentation annexe n'est pas indispensable. La Patrouille du temps est un pur divertissement et Poul ANDERSON un formidable conteur. On notera aussi que c'est dans ses écrits les plus longs qu'il a le plus de force, donc dans ce qui était inédit jusqu'à aujourd'hui en France. Le chagrin d'Odin le Goth et Stella Maris sont de ce point de vue de remarquables récits.
Le Bouclier du temps, unique roman du cycle, devrait conclure la publication de cette intégrale de La Patrouille du temps en 2009.
Ajout du 19 juillet 2009
Le cycle de La patrouille du temps se clôt avec son unique roman : Le bouclier du temps. Toutefois, dans sa forme, il s'articule autour de trois histoires quasi indépendantes reliées entre elles par trois courts chapitres.
Dans la première histoire (Les femmes et les chevaux, le pouvoir et la guerre), on retrouve Manse Everard en 209 avant Jésus-Christ en Bactriane, cette région d'Asie centrale célèbre pour être une étape obligée sur la Route de la soie. Géographiquement, elle correspond au sud de l'Ouzbékistan et du Tadjikistan et au nord-ouest de l'Afghanistan actuels. En 209 avant Jésus-Christ, Euthymède Ier dirige la Bactriane. Il est en passe d'affronter Antiochos III, le roi séleucide (Syrie). L'Histoire retiendra que le second envahira la Bactriane. Or, si quelque pirate du temps décide d'assassiner Antiochos, l'Histoire du monde pourrait bien être bouleversée, en dépit de l'importance mineure de la région. D'une part le royaume séleucide ne s'étendra pas, et les Romains ou les Perses auront une influence considérable dans la région. D'autre part, le christianisme pourrait bien s'installer dans la région puisque l'on sait que ce sont les conquêtes d'Antiochos III qui en empêcheront l'avènement.
Dans la deuxième histoire (Béringie), le personnage principal est Wanda Tamberly, protégée de Manse Everard depuis qu'il l'a rencontrée dans L'année de la rançon. Celle-ci est chargée par la patrouille du temps d'observations scientifiques en plein pléistocène dans la Béringie, ce pont terrestre temporaire entre l'Alaska et la Sibérie orientale. Elle y est témoin de la migration d'un peuple paléo-indien vers le continent américain et doit concilier le respect de l'Histoire que sa fonction lui impose et sa morale personnelle.
Dans la troisième histoire (Stupor mundi), Manse Everard découvre que la fin du XXème siècle est désormais totalement différente de ce qu'elle devrait être, les sociétés européennes étant dirigées par des théocraties directement inspirées de la Sainte Inquisition, la colonisation de l'Amérique n'en étant qu'à ses prémisses. L'évènement clé à partir duquel l'Histoire diverge s'est produit en Italie au XIIème siècle, quand le roi Roger II de Sicile périt lors d'une bataille alors qu'il aurait dû vivre vingt ans de plus et exercer une influence considérable sur ses contemporains. Non seulement il était censé réaliser l'unification de l'Italie depuis la Sicile, mais il devait aussi se dresser contre le pape de l'Ordre du Temple, Innocent II, soutenu en cela par Anaclet II, d'origine romaine.
Si les trois récits reprennent bon nombre de thèmes abordés dans les précédentes nouvelles, Poul ANDERSON va toutefois plus loin dans sa démarche en s'intéressant, en toile de fond des trois histoires, ainsi que dans les trois chapitres de transition, aux personnalités de Manse Everard et de Wanda Tamberly, ainsi qu'à leurs relations. Ce faisant, il fait une synthèse de nos connaissances sur la Patrouille du temps et sur leurs créateurs, les Danelliens. Ce sont ainsi les origines et les méthodes de la Patrouille du temps qui sont explicitées, alors que le lecteur n'avait eu jusqu'à maintenant que des éléments épars.
Le bouclier du temps se pose finalement en oeuvre tout à la fois érudite et divertissante. Elle apporte aussi au lecteur des éléments d'information sur la patrouille elle-même, ce qui le conduit à porter définitivement un regard émerveillé sur l'ensemble du cycle, tant celui-ci s'avère parfaitement construit, et non naïf comme la lecture des seules premières nouvelles pourrait lui donner à penser. Ce ne sont certainement pas Jean-Daniel BREQUE, le traducteur, et Xavier MAUMEJEAN, qui signe une très belle postface dans ce quatrième tome, qui me contrediront.
La Patrouille du temps - Poul ANDERSON (Time Patrol) ; La Patrouille du temps (Guardians of Time, 1981), Le Patrouilleur du temps, La rançon du temps, Le Bouclier du temps (The Shield of Time, 1990), traduction de Bruno MARTIN, Michel DEUTSCH, Claudine ARCILLA-BORRAZ, Roger DURAND, Pierre-Paul DURASTANTI et Jean-Daniel BRÈQUE, illustration de Gil FORMOSA, Le Bélial', 2005-2009