Ken LIU est un jeune écrivain sino-américain dont la première publication française d'envergure est précédée d'une réputation flatteuse quant à la qualité du travail de nouvelliste de son auteur. Celui-ci est d'ailleurs doté de deux Hugo, d'un Nebula et d'un World Fantasy Award alors qu'il n'a pas encore 40 ans. Enfin sa bibliographie, arrêtée en janvier 2015, fait état de 117 nouvelles à son actif, ce qui dénote d'une productivité rare.
C'est dans cet impressionnant corpus que les anthologistes Ellen HERZFELD et Dominique MARTEL ont sélectionné 19 textes. Ils les ont confiés à la traduction de Pierre-Paul DURASTANTI pour constituer un ouvrage sans équivalent dans le monde à ce jour, La Ménagerie de papier. Cette sélection fait état d'une large exploitation des genres de l'imaginaire, de la science fiction au fantastique, en passant par le policier et la comédie, toute fiction, selon Ken LIU, attachant « plus de valeur à la logique des métaphores [...] qu'à une réalité irréductible dans son caractère aléatoire et absurde ».
Le fil rouge du recueil est donc difficile à identifier. On détecte toutefois quelques préoccupations chez LIU, telles la mémoire, la communication et la religion. Et si l'on doit absolument trouver un lien à l'ensemble du recueil c'est l'humanité qui s'en dégage ; Ken LIU donne le sentiment d'être très proche de ses personnages et est capable de les doter d'émotions aussi diverses que réalistes. Dans des textes parfois très courts la performance est notable.
On a déjà eu l'occasion de parler ici de Faits pour être ensemble (The Perfect Match, 2012) et de L'Erreur d'un seul bit (Single-Bit Error, 2009). On les retrouve dans La Ménagerie de papier aux côtés des 17 autres textes suivants.
Renaissance (Reborn, 2014)
Récit dans la plus pure tradition de la science-fiction humaniste, il met en scène une planète Terre sous contrôle extraterrestre et des hommes devenus des êtres hybrides. Finalement la seule part d'humanité qui leur reste est rattachée aux bribes de mémoire qui s'effilochent au fil des renaissances imposées par les Tawnins.
Avant et après (Before and After, 2013)
Texte court et percutant sur le cynisme de la vie humaine : entre l'éternelle insatisfaction du présent, et les regrets une fois la catastrophe survenue, il ne reste plus guère que le souvenir pour garder un semblant de joie de vivre. Là encore la mémoire est le fondement de l'humanité.
Les Algorithmes de l'amour (Algorithms for Love, 2004)
Un couple s'est construit sur la commercialisation d'une idée innovante : la fabrication de poupées de plus en plus sophistiquées. C'est aussi par elles qu'il se défait, quand les poupées en question finissent par se confondre avec de véritables enfants. Ken LIU installe subtilement le malaise sur un thème que n'aurait pas renié Richard MATHESON, notamment quand ses nouvelles servaient de support aux scénarios de certains épisodes de La Quatrième Dimension.
Nova Verba, Mundus Novus (Nova Verba, Mundus Novus, 2013)
Quelques pages en guise d'hommage à Terre PRATCHETT et son Disque-monde. Anecdotique mais sympathique, les amateurs pourraient bien s'y croire.
Emily vous répond (Ask Emily, 2012)
Encore une problématique mémorielle, cette fois-ci dans le cadre d'une histoire d'amour à trois, telle une impossible équation.
Trajectoire (Arc, 2012)
Superbe nouvelle sur la maternité, la perte et l'immortalité. Ce qui fait l'homme n'est-il finalement pas plus fort que n'importe quel traitement miraculeux ?
Le Golem au GMS (The MSG Golem, 2013)
Quand l'enseignement religieux d'une petite fille dans un vaisseau spatial par Dieu lui-même tourne à la farce, Ken LIU se fait humoriste pour le plus grand plaisir du lecteur.
La Peste (The Plague, 2013)
Changement d'ambiance radical avec une tragédie post-apocalyptique dans laquelle ceux qui ne sont pas encore contaminés tentent de sauver ceux qui le sont. Contre leur gré...
La Ménagerie de papier (The Paper Menagerie, 2011)
Magnifique nouvelle dans laquelle un sino-américain se souvient de sa mère chinoise qui lui avait créé une ménagerie en origami si réaliste qu'elle avait pris vie. Mais à une époque où la mode était aux figurines Star Wars, la magie de ces jouets de papier ne lui avait pas sauté aux yeux.
Ken LIU aurait-il mis beaucoup de lui-même dans ce texte ? C'est probable et de toute façon particulièrement émouvant. Les jurés des prix Hugo, Nebula et World Fantasy sont d'ailleurs tombés d'accord pour récompenser simultanément cette nouvelle, ce qui constitue à ce jour un triplé historique.
Le Livre chez diverses espèces (The Bookmaking Habits of Select Species, 2012)
Essai imaginaire sur le livre chez diverses espèces non humaines, l'exercice est brillant et pourrait bien servir de base à la production d'autant de romans que de cultures brièvement esquissées ici.
Le Journal intime (The Journal, 2013)
Le Livre encore, mais par le biais d'un journal intime cette fois-ci. En découvrant et parcourant celui de son mari, une femme perd la faculté de lire justement. Est-ce un problème physique ou psychologique ? En tout cas son esprit est désormais bien plus fort que la parole couchée sur le papier.
L'Oracle (The Oracle, 2013)
En rendant hommage à Minority Report, Ken LIU propose une réflexion pertinente sur la condamnation par anticipation sur fond d'histoire d'amour naissant.
La Plaideuse (The Litigatrix, 2013)
Nouvelle policière d'énigme, La Plaideuse met en scène une avocate qui se bat d'une part pour innocenter une cliente, d'autre part contre les préjugés sexistes d'une société asiatique. Sans oublier bien sûr de composer avec les esprits qui peuplent indéfiniment tous les foyers.
Le Peuple de Pélé (The People of Pele, 2012)
Une forme de vie est découverte sur Pélé dans le système Virginis. Puisque celle-ci est fondamentalement différente des hommes et de leurs croyances se posent alors quelques questions parmi lesquelles celle du mode de communication avec elle, et la façon d'informer la Terre sachant que le moindre message prendra trois décennies pour arriver à destination.
Mono no aware (Mono no aware, 2012)
Nouvelle incursion dans le système Virginis, cette fois-ci en amont de sa colonisation, par les yeux d'Hiroto, jeune homme arraché à sa famille pour un voyage sans retour. Cette nouvelle est un modèle de poésie sur la solitude de l'exil ; elle est d'ailleurs lauréate du Prix Hugo.
La Forme de la pensée (The Shape of Thought, 2013)
Toujours dans le système Virginis, une colonie humaine tente d'établir une communication avec les autochtones. L'une et l'autre partie apprendront dans la violence que chacune a sa propre forme de pensée mais qu'imperceptiblement elle est en mesure d'évoluer au contact de l'autre.
Les Vagues (The Waves, 2012)
Une autre colonie humaine à destination de Virginis découvre l'immortalité à la carte. Arrivée à destination elle se rend compte que l'humanité a muté en créatures de métal. Se met alors en place une véritable cosmogonie d'une nouvelle humanité.
Ces 19 nouvelles constituent un recueil de grande qualité dans lequel le lecteur amateur d'imaginaire aura forcément des préférences. A titre personnel je citerai Trajectoire et Mono no aware ; mais s'il y a un texte qui devrait faire l'unanimité c'est celui qui lui donne son titre, La Ménagerie de papier étant un modèle de sensibilité sur l'amour maternel et la communication intergénérationnelle.
La bibliographie de Ken LIU semblant le permettre, il n'y a plus qu'à attendre un autre recueil de ce niveau, sans oublier son passage au format long. Cela tombe bien, le premier roman de Ken LIU vient de paraître aux Etats-Unis.
La Ménagerie de papier - Ken LIU, traduction de Pierre-Paul DURASTANTI, illustration de Aurélien POLICE, Le Bélial', 2015, 448 pages