En ce mois d'octobre 2012 la collection Lunes d'Encre de Denoël commémore son treizième anniversaire. Pour cette occasion l'éditeur a souhaité associer treize blogueurs pour qu'ils produisent, non pas un panégyrique de la collection, mais tout simplement un billet sur leur titre favori parmi les quelques 132 ouvrages qui la composent à ce jour. L'objectif avoué est de dessiner une carte routière de la collection, vue du côté des lecteurs donc.
En étant justement un fidèle (ce modeste blog en témoigne) et comptant parmi mes visiteurs réguliers le directeur de la collection lui-même, j'ai finalement eu l'honneur d'être convié à participer à ce challenge. Je n'avais donc qu'à choisir mon « Lunes d'Encre » favori ce qui, somme toute, n'est pas un exercice aussi simple qu'il y paraît tant la collection est riche et constante dans l'intérêt des choix éditoriaux qui y sont faits.
J'aurais pu faire simple en jouant avec l'intitulé de ce challenge et reprendre mon récent billet sur la treizième parution dans la collection. J'aurais pu faire classique en chroniquant ASIMOV, DICK ou VANCE. J'ai finalement préféré mettre en avant un auteur que la collection m'a réellement fait découvrir. A ce stade un nom m'est venu très rapidement à l'esprit, celui de Christopher PRIEST. Lunes d'Encre n'a pas pour autant l'apanage de sa production en France, mais on trouve dans cette collection bon nombre de ses oeuvres les plus marquantes.
D'ailleurs PRIEST en Lunes d'Encre c'est aujourd'hui cinq romans et un recueil de nouvelles, dont beaucoup sont chroniqués ici, et parmi lesquels il me fallait encore faire un choix. Ce dernier s'est porté sur La Séparation pour la simple raison qu'il s'agit du roman de cet auteur qui m'a probablement le plus marqué pour les raisons évoquées dans la chronique reprise ci-dessous.
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Stuart Gratton est historien. A la fin du XXème siècle, ses recherches le conduisent à s’intéresser à une référence sibylline de la part de Winston Churchill sur le rôle d’un certain J.L. Sawyer dans le dénouement de la seconde Guerre Mondiale. A la fois référencé comme objecteur de conscience et comme pilote de bombardier dans la Royal Air Force, J.L. Sawyer s’avère être le nom de deux frères jumeaux que tout oppose, jusqu’à la perception même de la réalité. Pour Joe, l’objecteur de conscience, la guerre s’est achevée en 1941 et les Etats-Unis ne sont jamais entrés dans le conflit, ce qui est conforme à la réalité que connaît bien Stuart Gratton. Pourtant Jack, le pilote de la RAF, soutient que la seconde Guerre Mondiale s’est prolongée jusqu’en 1945 et s’est achevée grâce à l’intervention américaine…
La séparation est a priori un roman à classer dans la catégorie des uchronies. Il ne s’agit toutefois pas d’une histoire alternative classique dans la mesure où celle-ci n’est pas simplement une réécriture. Au contraire, les évènements qui ont marqué la deuxième moitié du XXème siècle ne sont guère que suggérés rapidement par l’historien. En revanche, c’est la date de l’événement à partir duquel l’Histoire s’est modifiée qui fait l’objet de toutes les attentions. La plus grande partie du récit est ainsi centrée sur la nuit du 10 au 11 mai 1941, ainsi que sur les cinq années de la vie des frères jumeaux qui ont précédé cette date. En d’autres termes, c’est aux raisons du basculement de l’Histoire que Christopher PRIEST s’intéresse, non à ses conséquences.
Pour cela l’auteur fait se succéder une multitude d’extraits de journaux intimes et de documents officiels, une partie étant consacrée à Jack, une autre à Joe. S’entremêlent donc les histoires personnelles des deux frères jumeaux et l’Histoire officielle, dont il faut encore déterminer la véritable nature. Le lecteur oscille ainsi sur une ligne ténue séparant deux réalités parfaitement crédibles, l’une parce qu’elle est le reflet de la véritable Histoire, l’autre parce qu’elle s’appuie sur des éléments réels qui la rendent plausible.
Pour mettre en valeur une intrigue aussi complexe, il fallait de la rigueur. Or, de rigueur, les habitués de Christopher PRIEST savent qu’il n’en manque pas. Les autres lecteurs découvriront une écriture simple mais efficace, où chaque paragraphe, chaque phrase, voire chaque mot a son importance. Il n’est d’ailleurs pas rare que le lecteur fasse des allers et retours dans le roman quand ce qu’il lit lui donne une impression de déjà-vu, ou de lien avec des évènements en apparence indépendants. De ce point de vue, les hallucinations prémonitoires de Joe Sawyer sont parfaitement rendues, mais c’est l’intégralité du roman qui est millimétré de cette façon, jusqu’au final qui se permet le luxe d’être surprenant, de donner l’impression de boucler une boucle tout en laissant le lecteur libre de ses interprétations.
La séparation est finalement un roman d’une très grande originalité qui confine à la fascination pour qui s’y laisse prendre. Le lecteur y est happé dès les premières pages et a du mal à s’en défaire avant la fin, voire même au-delà. C’est d’autant plus remarquable que l’histoire est complexe et le récit non linéaire. Mais c’est souvent le cas avec les oeuvres de Christopher PRIEST, qui signe là une autre de ses grandes réussites, si ce n'est la plus grande.
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Que dire de plus si ce n'est que j'invite tout lecteur amateur de littératures de l'imaginaire à se plonger dans ce roman ? Si c'est nécessaire je peux aussi signaler que le roman est le lauréat de deux prix prestigieux en Grande-Bretagne (Arthur C. Clarke et British Science Fiction), ainsi que du Grand Prix de l'Imaginaire en France. Retenons enfin que le roman a été publié chez Denoël en 2005 (2002 en Grande Bretagne) et qu'il a été repris au format poche par Gallimard dans sa collection Folio SF en 2008 ; à ma connaissance, les deux formats sont toujours disponibles ce qui met ce roman à la portée de toutes les bourses.